La Lettre du mois de mai
Le 3 juin 2024 | 0 Commentaires

Plus de romans, ce mois-ci, que le mois précédent, et en particulier la sortie en poche de l’excellent livre de Stéphane Carlier, Clara lit Proust, qui donnera, à tous ceux qui n’ont pas encore osé se plonger dans la Recherche, l’envie et le courage d’en commencer la lecture. Côté essais, un court mais puissant plaidoyer d’Elizabeth Badinter, dont le titre, Messieurs, encore un effort…, résume le message que l’incontournable philosophe féministe souhaite nous délivrer. Marie Vareille, que nous recevrons en dédicace le 29 juin prochain à la librairie, autrice plébiscitée par des millions de lectrices et de lecteurs, publie un nouveau roman dont le thème central est la famille et les traumatismes de l’enfance; un roman bien construit avec un épilogue inattendu. Le dernier roman d’Olivier Adam nous livre une nouvelle scène de la vie de province qui séduira ses fidèles lecteurs et lectrices. Enfin deux nouveautés en bandes dessinées pour les adultes que Gabriel, notre stagiaire spécialiste de la BD, a particulièrement appréciées.
La lettre de juin, comme chaque année, sera consacrée à nos recommandations pour vos livres de l’été.
Bonne lecture !

Romans

Espèces dangereuses, Sergueï Shikalov

Seuil
Date de parution : 1er mars 2024
ISBN : 9782021550689, 224 pages, 21.85€

 » Pendant une dizaine d’années, on a existé.
Et pas uniquement dans des appartements clandestins, loués à l’heure, où la lumière ne s’allumait qu’épisodiquement. Des êtres entravés, des mines soucieuses crapotant à la fenêtre de la cuisine après avoir souillé les draps tissés biélorusses de sperme et surtout de honte et puis des regards gênés, le retour maladroit au vouvoiement, les bases de la politesse de tout bon soviétique; des mots disloqués se voulant des phrases, des excuses à l’envers, ‘il neige bien ce soir’, ‘N’oubliez pas votre serviette’, ‘À la prochaine’, une petite salutation de la main avant de replonger dans le réel. » p.24

Ils y ont cru, cru à une libération des moeurs, à tout le moins, à une tolérance qui leur a permis, pendant quelques années, de sortir de l’ombre et de vivre au grand jour leurs amours différentes, amours qui, enfin, ne semblaient plus être « contre nature ». « On a cru vraiment devenir libre à la frontière du millénaire » (p.29). « C’était ‘cool’ de nous côtoyer, de dire ‘moi aussi j’ai des amis comme ça’, de nous inviter à la maison (…) sans avoir l’impression de couvrir des criminels  » (p.30). Poutine, le progressiste du début des années 2000, le dauphin de Elstine, passe la main, en 2005, à Medvedev, l’homme de l’ouverture vers l’ouest, le champion des technologies nouvelles. Les années 2000, ce sont les années du duo queer t.A.T.u, avec leur tube planétaire All the Things She said, qui mêle le russe et l’anglais, celles des concerts, à Moscou, de Mylène Farmer et d’Elton John.
Les minorités LGBT gagnent alors, progressivement, leur liberté et une certaine reconnaissance sociale. Et puis c’est le retour de Poutine auquel son homme lige, le « libéral » Dmitri Medvedev, cède la place de président de la fédération de Russie. Le 4 mars 2012, date de l’élection de Poutine, marque le début de la « dégringolade » qui aboutira au vote par la Douma, le 24 novembre 2022, d’une loi « interdisant la propagande des relations sexuelles non traditionnelles ». D’un trait de plume, tous les acquis de la communauté LGBT sont réduits à néant. Alors, c’est la chasse aux sorcières qui commence et le début des départs vers des pays plus tolérants. Au travers de l’histoire récente de la communauté LGBT russe, ce roman, sensible et original, à l’heure où la menace russe pèse plus que jamais sur l’Europe, raconte aussi l’histoire d’un retour, progressif et puissant, aux valeurs conservatrices et traditionalistes, initié par Poutine dès sa réélection. À l’aune de l’oppression dont sont victimes les membres de la communauté LGBT en Russie, on mesure l’ampleur du totalitarisme et de la volonté hégémonique du régime de Poutine, et on réalise à quel point un soutien inconditionnel de l’Europe à l’Ukraine est vital pour nos démocraties.
Pierre-Pascal Bruneau

Il ne se passe rien ici, Olivier Adam

Flammarion
Date de parution : 1er mai 2024
ISBN : 9782080441775, 368 pages, 25.30€

« Avec la mort de fanny, tout le monde est traumatisé dans le coin. C’était l’ex de mon oncle Antoine, le paria de la famille. Elle bossait pour mes grands-parents ces derniers temps. (…) Antoine est considéré comme le principal suspect, et mon père et ma tante Claire, ça doit bien les faire vriller de voir leur frangin faire les gros titres comme ça. Et je parle pas de grand-père et de grand-mère. Ça n’a aucun sens. Antoine était raide dingue amoureux d’elle, tout le monde le sait. Et puis il ferait pas de mal à une mouche. Il est complètement largué, ce mec. Depuis toujours. Mais je l’aime bien quand même. » p.223

Olivier Adam continue de creuser son sillon et nous raconte de nouvelles scènes de la vie de province (et des affres de la création littéraire). Il ne se passe rien ici est un roman policier, certes, tous les éléments d’une bonne intrique policière y sont réunis. Mais ce livre est avant tout un roman sur les mœurs en province. L’auteur sait, dans un style sobre, nous faire partager le ressenti de ses personnages, l’ambiance, particulière, des villes de province où tout le monde s’observe et se juge. Parmi ces personnages il y a le père, qui favorise Benoit, le fils qui a « réussi », au détriment d’Antoine, son autre fils, un doux rêveur, qui porte la culpabilité, infondée, de la mort de sa soeur, qui s’est noyée lorsqu’ils étaient enfants. Il y a la mère qui voit, sait, mais se tait. Et puis il y a les copains de toujours, les voisins, des gens ordinaires, mais des « gens d’ici », comme dit la chanson, qui se connaissent tous et s’épient. Au centre de ce microcosme, évolue la belle Fanny, dont tous les garçons sont amoureux, et que l’on retrouve morte. Saurez-vous trouver son meurtrier avant l’inspecteur Bréhal ? les apparences sont trompeuses… La présence, sombre, du lac d’Annecy, de la forêt et de la montagne, crée un climat et une tension qui renforce le mystère. Un bon livre pour les vacances.
Pierre-Pascal Bruneau

La dernière allumette, Marie Vareille

Éditions Charleston
Date de parution : 4 mars 2024
ISBN : 9782368129531, 336 pages, 24.00€

« Pendant longtemps j’ai cru que tout cela était parfaitement normal, que tous les papas giflaient les mamans quand elles avaient fait cramer l’entrecôte ou rétréci une chemise au sèche-linge. Que l’amour et la violence allaient de pair. Peut-être est-ce pour cela que je ne me suis jamais mariée, pour être sûre de toujours rester libre de mon corps, de mes actes et de mes décisions. » p.278

Abigaëlle, depuis le couvent, en Bourgogne, où elle vit depuis plus de vingt années, observe le monde. C’est à la suite d’un traumatisme profond et violent qu’elle s’est retrouvée là. Gabriel, son frère, vit à Paris. Artiste de talent, il n’est pas tel qu’il se présente au monde extérieur. Affable et séducteur, il cache sa vraie nature. Le responsable de ces vies détruites, massacrées, n’est autre que leur père, violent et caractériel. Marie Vareille, avec une grande habileté, nous fait naviguer entre les années quatre-vingt-dix, racontées par le journal d’Abigaëlle, consigné dans ses précieux cahiers, et aujourd’hui. Le passé se mêle au présent et ce n’est que vers la fin du livre que le lecteur comprend qui sont les narratrices et personnages principaux de cette histoire. Marie Vareille, avec ce nouveau roman où à chaque allumette craquée l’on découvre une vérité nouvelle, séduira ses fidèles lectrices et lecteurs.
Pierre-Pascal Bruneau

Nous recevrons Marie Vareille à la librairie le samedi 29 juin pour une dédicace.

Banc de brume, Sophie Berger

Gallimard, Collection Blanche
Date de parution : 11 janvier 2024
ISBN : 9782073035202, 240 pages, 23€

« Depuis l’enfance on éteignait la télé quand elle parlait de catastrophe aérienne. L’Airbus du Mont Sainte-Odile, le Concorde, le suicide du pilote de la Germanwings, le vol Rio-Paris : ça rouvrait la plaie. On esquivait comme on pouvait. Un service de la censure opérait en nous, en toute discrétion. » p.47

Premier roman de Sophie Berger, Banc de brume est l’histoire d’une enquête menée par Alice, une jeune femme qui tente de découvrir les circonstances de la mort de son oncle et de sa tante, Olivier et Yvonne, qui, quelques jours après leur mariage, meurent dans un accident d’avion. Elle ne connait d’eux que leur mort, spectaculaire et incompréhensible. Alors Alice fouille le passé, interroge les témoins, la famille, les amis, et reconstitue l’histoire de ces jeunes mariés. Ce faisant elle parvient à éclaircir le mystère, depuis ce jour où elle découvrit une coupure de presse sur l’accident, qui entoure leur vie et leur mort.
Un beau premier roman sur le deuil, le silence, et les non-dits qui pèsent parfois sur certaines histoires de famille.
Pierre-Pascal Bruneau

Clara lit Proust, Stéphane Carlier

Gallimard
Date de parution : 2 mai 2024 (Folio) et 1er janvier 2022 (Collection Blanche)
ISBN : 9782073046130, 224 pages, 9.55€

« Elle a commencé par se dire que Nolwenn avait des manières en commun avec Françoise, dans la Recherche. Puis c’est Mme Habib qui lui est apparue comme un personnage sorti du livre avec ses accès de snobisme, ses tics de langage et de gestes, son regard de grenouille mélancolique. Finalement, elle comprend : ce livre est si vaste, il aborde tellement de questions qu’il est quasiment impossible quand on le lit de voir le monde autrement que par son prisme. » p.120

J’ai découvert, à l’occasion de sa parution ce mois en Folio, ce charmant (et, nous allons le voir, très utile) roman paru en 2022.
On m’interroge très souvent sur comment aborder la Recherche. Beaucoup ont une grande envie de lire Proust mais sont intimidés par le style et l’aura du petit Marcel. Je prodigue donc moult conseils et essaie de convaincre ceux qui aimeraient mais n’osent pas, lire la Recherche.
Ainsi, pour tous ceux qui veulent mais ne peuvent franchir le pas, je leur conseille vivement de lire le roman de Stéphane Carlier. Alain de Botton, il y a longtemps, a publié Comment Proust peut changer votre vie (Collection Empreinte, Denoël, 1997). L’approche de Stéphane Carlier est la même, si ce n’est qu’il a choisi la forme du roman, mais elle est beaucoup plus abordable et moins sophistiquée que celle d’Alain de Botton qui peut rebuter plus encore, ceux qui hésitent à pousser le portail du jardin de l’oncle Amiot.
Clara, une jeune coiffeuse, travaille dans un salon, un peu démodé, d’une petite ville de province. Elle est intriguée par la découverte, par hasard, de Du côté de chez Swann, enformat poche, oublié par un client. Sa rencontre avec la Recherche, et Marcel Proust, va changer sa vie. Ce livre, touchant et plein de charme, est une délicate et simple façon d’aborder ce grand œuvre. Stéphane Carlier fait découvrir à Clara, au moyen d’extraits intelligemment choisis, l’humour, la pertinence et ce qui fait l’universalité de ce roman; un régal, même pour les « proustiens » avertis.
Pierre-Pascal Bruneau

Essais – Récits

Messieurs, encore un effort… , Elizabeth Badinter

Flammarion, Plon
Date de parution : 24 avril 2024
ISBN : 9782080447753, 96 pages, 17.14€

« Le paradoxe
Au moment même où paraît s’imposer la révolution maternelle qui ressemble à s’y méprendre à un retour en arrière, on assiste à une autre révolution, celles des mentalités et des mœurs qui va à l’encontre de la première. Elle a pour objectif l’épanouissement personnel, entendu comme la recherche de son bien-être(…). Certes nombre de femmes peuvent trouver leur épanouissement dans une maternité totale, mais bien d’autres souhaitent conserver leur autonomie.  » p.50

Clair, bien documenté, Messieurs, encore un effort, est magistral. Dans la droite ligne de ses précédents essais, Elizabeth Badinter constate, analyse et conclut : si les femmes du XXIème siècle, dans les pays où sont reconnus le droit à l’avortement et à la contraception, ont pris le contrôle de leur corps et « sont maîtres du jeu  » (p.53), il reste du chemin à faire. La conséquence directe, (mais qui n’est qu’apparente, on va le voir), de l’émancipation des femmes, serait qu’elles font de moins en moins d’enfants.
La dénatalité, souligne l’autrice, notamment en Europe, mais aussi en Amérique et dans certains pays d’Asie, est telle que d’ici 2050, le taux de mortalité sera supérieur au nombre de naissances. Même la France, qui reste la championne européenne des naissances, a vu son taux de natalité baisser fortement entre 2010 et 2022. 
Elizabeth Badinter constate : le taux de natalité des pays dotés du droit à l’avortement et la contraception, mais qui, comme l’Italie ou la Corée du Sud, sont traditionalistes et favorisent la « mère » par opposition à la femme, s’effondre. En revanche, le taux de natalité des pays progressistes, comme la France, qui ont mis en place une politique qui permet aux femmes d’avoir des enfants et de continuer à travailler, par la création de crèches, par l’allongement des congés parentaux etc. est, même s’il décroit, le plus élevé. Ainsi que nous le dit l’essayiste, « ne pas faire d’enfants, ou en faire moins, est la réponse des femmes au patriarcat. » (p.81). Cependant une politique favorisant le travail des femmes, si elle est indispensable, ne suffit pas à enrayer la dénatalité des pays industrialisés.
Alors comment lutter contre la dénatalité ? Comment faire pour que l’émancipation des femmes ne se traduise pas par une « révolution-piège » et aboutisse à l’obligation de choisir entre carrière et enfants ? Comment inciter les femmes à faire plus d’enfants ? Elisabeth Badinter nous donne la réponse :  c’est à l’homme qu’il appartient de faire « encore un effort« . Il faut ainsi répartir équitablement le poids de l’éducation des enfants et du quotidien. L’homme ne doit plus se considérer, (même si l’autrice reconnait que les choses ont bien évolué), comme un simple assistant, prêt à aider. Il doit partager la prise en charge de l’ensemble des tâches.
Un essai dense, court, mais percutant, qui paraitra évident à certain(e)s et révolutionnaire à d’autres.
Pierre-Pascal Bruneau

Monique s’évade, Édouard Louis

Seuil, Cadre Rouge
Date de parution : 26 avril 2024
ISBN : 9782021483468 ,180 pages, 20.70€

« Je ne me souviens de rien. Je n’écoutais pas ce qu’on me disait. Je pensais à ma mère, aux lieux qu’elle visitait, à sa nouvelle vie. Tout le reste m’apparaissait comme futile en comparaison de cette chose là : la vie, sa possibilité. » p. 71

Dans Combats et métamorphoses d’une femme (Seuil, 2001), Édouard Louis rendait un vibrant hommage à Monique, sa mère, qui était parvenue à fuir son mari, un homme grossier, violent et alcoolique, qui passait le plus clair de son temps, quand il ne battait pas sa femme ou ses enfants, vautré devant la télévision à regarder un match de football, une cannette de bière dans une main et un paquet de chips dans l’autre. Grâce à la rencontre et au soutien d’un voisin, Monique avait donc réussi à prendre le large pour s’installer à Paris avec, le croyait-elle, un homme attentionné et prévenant, dont le caractère était à l’opposé de celui de son détestable mari. Hélas, le gentil voisin s’est avéré aussi violent que le mari, et la pauvre Monique, tombant de Charybde en Scylla, passant d’un monstre à l’autre, quelques années après avoir quitté sa ville du Nord de la France pour Paris, se retrouve à nouveau prisonnière et désespérée.
Monique s’évade raconte comment, à distance, depuis la Grèce, où il se trouve pour des raisons professionnelles, en bon fils, l’auteur parvient à arracher sa mère des griffes de l’homme qui la martyrise, celui qu’elle appelle « l’Autre ». 
Avec Monique s’évade, vous retrouverez un Édouard Louis en pleine forme, qui nous raconte, dans le style qui a fait son succès et qui séduit tant de lectrices et de lecteurs, un nouveau chapitre de sa vie et de sa famille.
Pierre-Pascal Bruneau

Bandes Dessinées adultes

De midi à quatorze heures, dessin Guy Billout, texte Bernard Friot


Editions Sens dessus dessous
Date de parution : 3 avril 2024
ISBN : 9782385070595, 78 pages, 23.00€

« Ici, la conversation était particulièrement intéressante. Malheureusement, elle n’a pu être enregistrée (verre de lunette cassé). » p.27

Lorsque les dessins surréalistes de Guy Billout s’associent à la prose nonchalante de Bernard Friot, on est pris de court ; naviguant entre absurde et contemplation, mon regard s’est vu bluffé lors de ce parcours dans des décors très magrittiens, fenêtres ouvertes sur des immensités tant silencieuses que éloquentes. Il faut dire que Guy Billout a le sens du détail, celui qui, plus ou moins caché, joue avec la limite du rationnel. En résulte ces illustrations publiées pour la plupart de façon régulière dans The Atlantic Monthly entre 1982 et 2006, agrémentées parcimonieusement de textes, le tout rappelant l’approche du conte classique au rythme bouleversé d’une page à l’autre. A mon sens un recueil singulier d’images-mondes au goût de revenez-y.
Gabriel Rouffié

Bâtardes de Zeus, Agnès Maupré

Dupuis
Date de parution : 3 mai 2024
ISBN : 9791034763023, 208 pages, 32.14€

Physalis et Britomartis ont grandi ensemble sur la même île, dans l’ombre du père qu’elles n’ont jamais connu : Zeus. Elles vont vite se rendre compte qu’elles ne sont pas les seules sangs mêlés laissé(e)s pour compte…
Le scénario original de l’auteure lui permet d’explorer et de réécrire avec modernité les mythes grecs.
Usant d’une ligne claire fluide et d’une mise en couleur rafraîchissante, ce roman graphique nous mène entre convictions, construction de soi et remise en question d’un ordre (divin) préétabli et inconséquent.
Gabriel Rouffié