En dix ans le nombre des romans français de la rentrée littéraire du mois de septembre est tombé de 426 titres à 345, soit 19% de moins; c’est évidemment beaucoup. Pour autant parmi ces 345 titres on compte un nombre record de 90 premiers romans. Au cours des dix dernières années ce n’est qu’en 2018 que ce nombre a été dépassé (94). Le nombre des vocations littéraires ne faiblit donc pas ! Et puis cette année que de belles signatures : parution de Cher connard, le nouveau roman de Virginie Despentes, Amélie Nothomb, sans faillir est présente avec son roman annuel. Emmanuel Carrère, Laurent Gaudé, Alain Mabanckou, Yasmina Khadra, et bien d’autres sont au rendez-vous.
Cher Connard
Virginie Despentes
Grasset
Date de parution : 18 août 2022
ISBN : 9782246826514, 352 pages, 21.80€
« Garçon, garde tes excuses, garde ton monologue, garde tout : il n’y rien de toi qui m’intéresse. (…) Je me contrefous de ta vie médiocre. je me contrefous de l’ensemble de ton oeuvre. je me me fous de tout, te concernant sauf de ta soeur. » Page 10.
Cinq ans après la parution du dernier tome de Vernon Subutex, Virginie Despentes publie un roman épistolaire, échange entre Rebecca, une actrice célèbre au caractère bien trempé, et Oscar, un jeune romancier qui a eu son heure de gloire et qui est en panne d’inspiration. Le féminisme et les effets du mouvement #MeToo, la drogue et l’addiction sont les thèmes centraux de ce nouveau roman. Mais Cher Connard est aussi le livre d’une rédemption, celle d’un homme, misogyne ordinaire, qui au fil des échanges avec Rebecca, finit par comprendre que ce qu’il a fait subir à Zoé, son assistante, n’était pas l’expression de son amour pour elle mais rien d’autre qu’un insupportable harcèlement sexuel. La force du livre repose dans la description minutieuse et fine de la prise de conscience progressive d’Oscar, puis de sa rédemption. Ces échanges amèneront Rebecca, qui est en contact avec Zoé, à porter un regard différent sur le comportement des femmes. De ces échanges et de cette rédemption, naitra entre Rebecca et Oscar une profonde empathie. Méprisé et honnit au début du roman, Oscar deviendra finalement l’ami, le complice, et pourra être affectueusement nommé non plus Cher connard mais Poussin (page 242) ou Copain (page 285) . Un livre riche, une leçon magistrale d’humanité, qui nous rappelle combien la voix de Virginie Despentes est importante et nécessaire.
Pierre-Pascal Bruneau
Les gens de Bilbao naissent où ils veulent
Maria Larrea
Grasset
Date de parution : 17 août 2022
ISBN : 9782246831969, 224 pages, 21.80€
« Rêvant de m’appeler Sophie ou Julie, je tenais parfaitement mon rôle de jeune fille modèle devant les parents des copines qui m’invitaient à dîner, à dormir. Je jouais au singe savant. Oh qu’elle est cultivée pour une fille de femme de ménage ! »
Maria Larrea est une enfant adoptée. Jusque-là, rien de bien extraordinaire. Ce qui l’est, c’est qu’elle ne l’a appris qu’à l’âge de 27 ans de la bouche d’une tarologue : « Vous n’êtes pas la fille de vos parents ». Dans ce premier roman, elle nous raconte qui ils sont. Tous deux espagnols. Sa mere, enfant puis femme d’une grande beauté, abandonnée a l’assistance public pour ne pas être une bouche de plus à nourrir. Son père, l’enfant d’une prostituée qui, ne pouvant lui apporter le bien et, faute de l’aimer, ne lui voulant pas de mal, confie son éducation aux Jésuites. Les deux mal-aimés finissent par se trouver et partent travailler en France dans les années 70. Il sera gardien d’immeuble et elle, femme de ménage. Bilbao restera la ville des vacances, de l’été, celle que l’autrice, enfant, rejoint chaque année dans un trajet d’une longueur infinie dans un train bondé, chargé de fumée de cigarette. En retraçant la vie de ses parents, Maria cherche la vérité. Elle déconstruit la mythologie de sa généalogie haute en couleur pour y retrouver le brin arraché de sa famille biologique et panser une plaie longtemps ignorée. Un premier roman très réussi, à l’écriture vive et moderne. Un livre sur la quête d’identité, les racines et la famille, mais surtout sur l’amour inconditionnel qui va au-delà des liens du sang. Un incontournable de cette rentrée.
Tiphaine Hubert
Le commerce des allongés
Alain Mabanckou
Seuil
Date de parution : août 2022
ISBN : 9782021413212, 304 pages, 21.26€
» Chez les Babembés, le corps mérite une affection particulière car l’âme résidera à l’intérieur tant qu’il ne sera pas complètement transformé en poussière. » Page 80
Liwa Ekimakingaï, un jeune commis d’un grand restaurant de Pointe-Noire, est mort. Ses funérailles sont organisées dans le respect du rite des Babembés : veillée des chanteuses-danseuses-pleureuses qui se relaient toute la nuit auprès du corps, long cortège traversant la ville, chants, danses, transes, acclamations, tout y est. Mâ Lembé, la grand-mère de Liwa, n’a rien laissé au hasard, aidée par les dames du Grand-Marché dont le puissant matriarcat gère une partie de la ville. Liwa sera enterré au Frère-Lachaise, le premier cimetière de Point-Noire qui se voulait la copie conforme du Père-Lachaise de Paris. Voilà un jour que Liwa est enterré et il se réveille dans autre monde, le monde des « allongés ». Il fait alors un rêve, « le rêve le plus long de ta mort », dans lequel il revit toute son existence. Puis il reçoit la visite de Prosper Milandou, brillant sujet, ancien DRH de la Lyonnaise des Eaux retourné au Pays cédant aux pressions d’un ministre. Assassiné par un mari jaloux, il est le premier « allongé » que rencontre Liwa. Vient ensuite Mâ Mapassa, une dame très âgée, personnage important du Frère-Lachaise. Puis, l’Artiste, Lully Madeira, lui rendra visite. Lully Madeira, « L’incomparable, le seul, l’éternel, l’unique », qui grâce aux esprits qu’il a accepté de porter dans son dos, ce qui le rendra bossu, deviendra une star incontestée de la chanson. Il périra envouté par les mêmes esprits qui lui avaient donné génie et célébrité. Puis Mamba Noir, le gardien du Frère-Lachaise, lui contera des histoires d’esprits et d’envoutements. Tous tenteront de dissuader Liwa de retourner parmi les vivants. Liwa les écoutera-t-il… Un livre magnifique qui vous fera entrer dans le monde de la magie, des esprits, des sorts et des envoutements.
Pierre-Pascal Bruneau
Les liens artificiels
Nathan Devers
Albin Michel
Date de parution : 18 août 2022
ISBN : 97822264475053, 336 pages, 21.69€
« Au départ, il y avait un homme et un ordinateur. Voici qu’ils se sont aliénés l’un l’autre, voici qu’ils respirent ensemble et forment une entité commune, voici qu’ils se mélangent et donnent naissance à un ‘homminateur’ »
Page 65
Un jeune homme, un peu perdu, un peu déprimé, clique sur l’annonce d’un nouveau jeu vidéo… cela ne ressemble à rien de ce qu’il croit connaître ! Plus qu’un jeu, c’est un monde virtuel. Entré dans ce « métavers », il en comprend peu à peu les règles, les dangers… et les possibilités ! Le voilà absorbé, au point de renoncer à la vraie vie. Grâce à l’intervention du créateur du jeu, qui n’est pas loin de se croire dieu, Julien, ou plutôt son avatar, devient un poète reconnu, une star de l’Antimonde. Mais, Adrien Sterner, le créateur, ne peut laisser la situation lui échapper ; Julien subit les conséquences virtuelles et réelles ! L’Antimonde mis en scène ici ressemble fort au nôtre ; les intrusions du virtuel dans le réel, et inversement, permettent de questionner la réalité ainsi que notre rapport au virtuel, aux écrans en général. Un roman à la fois futuriste et extrêmement contemporain qui offre également d’intéressantes pauses poétiques et des moments très drôles. Nathan Devers, dont l’écriture est vive, créative et efficace, nous livre un roman haletant et intelligent.
Véronique Fouminet
Le livre des sœurs
Amélie Nothomb
Albin Michel
Date de parution : 18 août 2022
ISBN : 978222647636, 180 pages, 20.60€
» Rien ne prépare aussi bien à l’amour que de jouer ensemble de la basse et de la batterie ». Page 135
Mais comment fait-elle ? La question est idiote et n’a pas de réponse. Pourtant, ce sont les premiers mots qui me sont venus à l’esprit. Comme après un tour de magie, le spectateur conquis, médusé, se dit, « comment fait-il (elle) ? ». Deux sœurs donc : il y a Laetitia, qui détient le « mode d‘emploi de l’enfance ». Laetitia si pure, si dure, une sœur qui sait et ose dire aux parents ce que sa sœur Tristane ne réussit pas à exprimer. Tristane, douce et belle, blessée à jamais, (malgré les » bonnes paroles (…) (qui) désinfectent les vieilles plaies » ). Tristane faite d’un métal pur et léger, qui résiste à la corrosion, (la pire, celle de la médiocrité). Tristane, l’amoureuse aux textes sacrés, si attachante, est sans doute une de plus belles héroïnes d’Amélie Nothomb. L’histoire des deux autres sœurs Nora et Bobette (Bobette-Wiske, la très sympathique, une chaleureuse référence à la « belgitude »), équilibre le roman et renforce, comme en contre-point, celle de Tristane et Laetitia. Ce livre plaira aux inconditionnels d’Amélie Nothomb. Moins universel que Soif, moins personnel que Premier sang, le charme, celui des mots et des formules, une fois de plus, opère.
Pierre-Pascal Bruneau
On était des loups
Sandrine Collette
J.C. Lattès
Date de parution : 24 août 2022
ISBN : 9782709670661, 208 pages, 21.69€
« La confiance c’est quelque chose qu’on te fait porter parfois ça pèse des tonnes. Tu n’es pas tout seul je me dis pour moi-même, il y a le gros qui me soutient et la nuit qui m’apaise et le monde autour. Mais mes yeux sont tellement enfoncés que je ne le vois pas et parfois aussi la vie te demande plus que tu ne peux et je crois qu’à cet instant j’en suis à ce point-là exactement. » P.165
Le personnage-narrateur de ce roman, Liam, vit dans la montagne, dans un milieu hostile qui lui convient bien mieux que la civilisation urbaine. Même s’il aime sa solitude, il est marié à Ava, qu’il adore et avec qui il a un fils âgé de cinq ans. De retour de chasse, un jour, il découvre le drame : Ava a été tuée, seul reste leur fils. Or, il connait peu cet enfant et n’a, lui-même, eu qu’une triste relation avec ses parents. Que faire ? Oui, que faire d’un enfant dans un tel milieu et, surtout, que faire des émotions et sentiments contradictoires ? Le plus simple est sans doute de le confier à une tante et son mari qui vivent en ville. Un long voyage commence pour les deux personnages qui ne sont pas encore père et fils. Dans un style étonnant qui mêle avec adresse et talent images littéraires et langage brut, Sandrine Collette nous plonge dans les pensées, la rage, les peurs, les espoirs d’un personnage hors du temps. Tout au long du chemin, le lecteur, conduit par les pensées de Liam, souffre avec lui des épreuves imposées par la nature et les hommes mais aussi de ce chaos intérieur exprimé à la fois avec finesse et violence. Un roman âpre et poignant sur la paternité.
Véronique Fouminet
L’homme peuplé
Franck Bouysse
Albin Michel
Date de parution : 18 août 2022
ISBN : 9782226465733, 280 pages, 23.87 €
« Elle disait que le temps est une trouvaille désastreuse des hommes, la pire qui soit, qu’ils ne sont que des idiots cherchant à rattraper ce qui les pousse, que ne pas jalonner une vie des babioles est garant de l’intégrité de l’esprit. Elle disait que le monde de chacun est clôturé par des barbelés et que, s’ils viennent à céder, il faut s’empresser de les réparer et les consolider. » Page 49
Franck Bouysse sait comme personne parler de la terre, des femmes et des homme de cette campagne française du centre de la France, si rude, mais si belle. Une femme vit seule avec son fils de dix-huit ans, beau comme « Delon, celui de Plein Soleil ». Elle a un don de guérisseuse qu’elle réserve exclusivement aux bêtes. Ce don elle le transmet à son fils et puis elle meure, emportant avec elle un lourd secret, secret qui peut-être git au fond du puit. Un auteur en panne d’inspiration après un premier succès, qui achète une vieille maison du village sans l’avoir vue, est témoin d’événements étranges. Le maire du village, homme sans scrupule et son vaurien de fils, seront à l’origine du drame qui va se jouer. La neige tombe et le froid est sévère dans cette région. La tension monte au fil des pages. Cette tension, palpable, que l’on sent entre tous les protagonistes est exacerbée par la présence d’une jeune et jolie villageoise. Au de-là de la France profonde et de ses secrets, Franck Bouysse montre avec brio la petitesse de l’homme, sa bassesse, sa jalousie et son incapacité à accepter l’autre dès lors qu’il est différent, dès lors « qu’il n’est pas comme nous ».
Pierre-Pascal Bruneau
Dans bien longtemps tu m’as aimé
Yann Verdo
Éditions du Rocher
Date de parution : 24 août 2022
ISBN : 9782268106663, 218pages, 20.17€
« Heureusement qu’on ne demande pas souvent aux poètes ce que leurs vers veulent dire ! D’ailleurs, s’ils voulaient dire quelque chose, ils écriraient en prose, comme tout le monde. La poésie, ça ne sert pas à ça.Ca sert à se faire la belle. La belle d’endroits comme ici. » p.90
Dans une librairie, un homme regarde une jeune femme qui regarde un livre, hésite, le repose. Quand elle ressort, cet homme la rattrape et… lui offre le livre ! Beau début pour une histoire d’amour… Surtout, beau début pour raconter la vie du poète Robert Desnos !
Le lecteur suit les deux histoires, qui s’entremêlent et se répondent. L’auteur livre une biographie à la fois poétique et fidèle de Desnos. Les événements sont racontés selon les émotions du personnage, la chronologie importe peu, seule la poésie compte. Même les mois de déportation et la mort de Desnos sont rendus moins sombres grâce à la poésie.
Ce beau roman, dont le titre est un vers de Robert Desnos, mêle élégamment citations, événements de la bouillonnante vie intellectuelle du Paris des années 30 et horreur de la guerre. Que vous connaissiez ou non la poésie de Desnos, vous serez charmés par cette déclaration d’amour, cet hommage, riche et sensible.
Véronique Fouminet
V13
Emmanuel Carrère
P.O.L.
Date de parution : 25 août 2022
ISBN : 9782818056066, 368 pages, 23.98€
» Ce procès enseigne deux choses : La première, c’est que le V13 a mis en lumière des dysfonctionnements des services de renseignements. (…) il faut frapper avant qu’ils frappent. La seconde, c’est que la menace terroriste est en train de muter. Le prochain grand attentat – puisqu’il y en aura forcément un – pourrait bien venir non pas des djihadistes mais de leurs émules et ennemis jurés : les suprémacistes blancs. » page 85.
V13, pour vendredi 13 novembre 2015. C’est le nom de code du procès des attentats perpétrés ce jour là par trois groupes de terroristes dans les 10ème et 11ème arrondissements de Paris et à Saint Denis : Le Bataclan, Le Stade de France, les café-restaurants, Le Carillon et Le Petit Cambodge, La Bonne Bière et Casa Nostra, La Belle Équipe et Le Comptoir Voltaire. Il est important de faire mention de ces lieux avec précision plutôt que de faire référence comme l’on fait les journaux, « aux attentats des terrasses ». Emmanuel Carrère rapporte que lors de l’audience, parmi tous ceux qui ont suivi le procès de bout en bout, il s’est naturellement dressé une sorte de classement, hiérarchie morbide, des attentats du 15 novembre 2015. Pourtant, comme il le souligne, même si le Stade de France, grâce à la providentielle incompétence des trois terroristes, n’a fait qu’un seul mort, ce mort laisse orphelins et parents comme ceux du Bataclan.
Tous les membres des commandos ont été tués sauf un, Salah Abdeslam, qui n’actionna pas le dispositif d’explosifs qu’il portait sur lui. Vingt accusés seront jugés dans ce procès hors normes qui durera plus de neuf mois. Emmanuel Carrère se porte volontaire pour en faire le compte-rendu pour le magazine hebdomadaire, L’Obs. Pendant neuf mois, cinq jours par semaine, il sera présent. V13 en est sa chronique judiciaire. La partie la plus importante du procès, et de la chronique d’Emmanuel Carrère, est consacrée aux accusés. Le livre, après une courte introduction destinée à familiariser le lecteur avec la mécanique judiciaire d’un procès pénal, commence par un chapitre consacré aux victimes. L’auteur rapporte avec précision, simplicité et pudeur, les témoignages des épreuves vécues par les victimes et la souffrance de ceux qui restent. Les histoires se répètent mais ne se ressemblent pas car chacun vit et ressent sa douleur différemment. Comme cet homme, miraculeusement épargné, qui, deux ans après le drame, se pendra, 131ème et dernière victime de ces attentats. Emmanuel Carrère nous rapporte scrupuleusement ce qu’il a entendu, vu, son regard d’écrivain, plein d’humanité, sans haine, nous aide à partager et comprendre, à nous rapprocher de ceux qui ont vécu cette tragédie. Un livre utile, indispensable, sans doute réparateur, même si certaines peines, immenses, ne peuvent s’effacer.
Pierre-Pascal Bruneau
Quand tu écouteras cette chanson
Lola Lafon
Stock, Collection ma nuit au musée
Date de parution : 17 août 2022
ISBN : 9782234092471, 180 pages, 21.26€
« L’irrévérence des jeunes filles devrait être l’objet de toutes nos attentions, elle devrait être archivée et transmise. Il faudrait les chérir, ces trop courtes années durant lesquelles les jeunes filles ignorent la prudence, le respect et le remords. «
Quelle poétique collection que “Ma nuit au musée” proposée par les éditions Stock. Lola Lafon a répondu à l’appel et s’est proposée de passer une nuit au Musée Anne Frank, bien connu de notre communauté. Le livre qui découle de cette expérience quasi mystique est à tiroirs. L’autrice nous raconte son choix. Par sa propre histoire, oui, mais aussi par son désir de venir, là où Anne se cachait, rencontrer l’écrivaine, afin d’essayer de retrouver un portrait plus vrai de qui elle était. Loin des films, pièces de théâtre et autres comédies musicales qui participent, certes, à la popularité d’Anne Frank et de son histoire tragique mais qui la font également disparaître derrière milles images déformées. Lola Lafon nous raconte son passage dans l’annexe – lieu bien trop habité où personne n’était encore resté pour la nuit – mais aussi les rencontres faites en amont de ceux qui restent encore et ont connu la famille Frank. Elle nous parle de ce qu’elle sait d’Anne, de ses parents et beaucoup de sa sœur, Margot. Et puis il y a la Roumanie, aussi, et Charles. Elle en parlera peu et cependant… Un livre doux et pourtant abrasif dont vous aimerez tourner les pages comme l’auteure a vu défiler les heures en ne sachant pas si, enfermée dans cet espace si petit, elle oserait passer le pas de la porte à la rencontre d’Anne.
Tiphaine Hubert
Chien 51
Laurent Gaudé
Actes Sud
Date de parution : 17 août 2022
ISBN : 978-2-330-16833-9, 304 pages, 23.98€
» Elle respire calmement. Elle sent qu’elle est bien, qu’elle est lucide, que l’adrénaline la pousse mais ne l’aveugle pas. Bientôt, tout explosera. Bientôt ce seront les cris, la porte qu’on défonce, la rapidité pour s’engouffrer dans l’appartement, neutraliser tous ceux qui y sont, les plaquer au sol sur le ventre, mains derrière le dos, les cris adressés les uns aux autres pour s’avertir du danger, et là, alors, peut-être, dans une pièce sans envergure, banale comme dans n’importe quel appartement, devant un poste de télévision, en train de manger, ils verront Jon Mafram. » Pages 168-169
Zem, un étudiant grec militant vend son âme lorsque son pays est dépecé et meurtri pour satisfaire aux préceptes de la finance internationale. Il devient policier, chien de garde, au service d’un gigantesque groupe international géré par un financier cynique et sans scrupule. Un roman noir à suspense, une dystopie sombre, dans laquelle Laurent Gaudé nous donne une vision du monde vers lequel la société mercantile et amorale d’aujourd’hui, sous le joug de politiques et de juges corrompus, nous conduit, peut-être. Nous sommes bien loin de l’Europe de la tolérance, de la solidarité et de la liberté qu’il décrivait, et dont il souhaitait ardemment l’avénement, dans son essai Nous, l’Europe banquets des peuples, publié en 2019 (Actes Sud).
Pierre-Pascal Bruneau
Les vertueux
Yasmina Khadra
Mialet-Barrault
Date de parution :
ISBN : 9782080257949, 544 pages, 22.89€
» Quand on est pauvre, on ne sait pas voir plus loin que le bout de son nez, parce qu’on est supposé être disqualifié d’office, privé de rêves et d’ambition. » Page 39
Algérie 1914, Yacine est choisi par Gaïd Brahim, un puissant propriétaire terrien, pour aller se battre en France à la place de son fils. Son destin en sera à jamais bouleversé. En échange de sa vie, le notable lui promet de subvenir aux besoins de toute sa famille et aussi de lui donner une ferme quand il reviendra… s’il revient jamais de l’enfer. Et pourtant il en revient, brisé, mais plein d’espoir. Il déchantera vite. L’ignoble Gaïd Brahim sera bien loin de tenir ses promesses. Une saga qui nous mène de France aux confins du désert si cher à l’auteur, une épopée construite comme un livre à suspense.Yasmina Khadra continue de creuser son sillon et nous parle avec amour de son pays et avec amertume de ceux qui l’ont pour longtemps accaparé et meurtri.
Pierre-Pascal Bruneau
Qui sait
Pauline Delabroy-Allard
Gallimard, collection Blanche
Date de parution : 18 août 2022
ISBN : : 9782072968143, 208 pages, 21.26€
« Pas de questions alors, pas de vagues. J’écris parce que le regard de ma mère s’évapore, parce que son silence m’enveloppe. J’écris pour remplir les vides. J’écris pour voir après. J’écris pour plaire. J’écris pour passer la nuit. J’écris pour triturer du bout du doigt les blessures de l’existence. J’écris pour déplaire. J’écris pour ne plus avoir peur. J’écris pour sauver ce qui peut l’être. J’écris pour savoir qui je suis. Si je n’obtiens pas de réponses, alors j’inventerai. »
Pauline a 30 ans et pour la première fois de sa vie, elle fait établir sa carte d’identité. Devant la mairie, elle se pense presque criminelle de n’avoir jamais eu ce précieux papier. A l’état civil, on passe en revu ses deux noms puis ses quatre prénoms. Pauline, Jeanne, Jérôme et Ysé. Elle ne sait rien de ses prénoms, de ces personnes, qui sont un peu d’elle et un peu de l’histoire de ses parents. Quand Pauline accouche d’un bébé qui ne respire pas lors d’un « jour blanc », elle décide devant le silence de ses parents de partir à la recherche de ces bouts d’identité qui lui manquent pour se retrouver entière. On la suit dans cette quête folle de la grotte du Puech Merle, à une salle parisienne de barre au sol, de la Tunisie à la bibliothèque de sa mère. Un voyage anarchique, qui ne lui apporte pas toujours les réponses, durant lequel Pauline, esseulée, se cogne contre les murs du deuil. Un voyage accompagné de Duras et de Claudel, entre autres, car dans le vide reste l’écriture et la littérature. Quel plaisir de retrouver l’écriture poétique de Pauline Delabroy Allard après le si touchant « Ca raconte Sarah ». Il est original, ce roman, dans sa construction comme dans son écriture. On y suit la pensée d’un esprit dérouté par l’inconnu et la douleur et il y a quelque chose de virtuose dans la narration à vif que fait l’autrice de son histoire personnelle. Un récit doux et beau et complètement fou, presque sans but sinon celui de laisser passer le temps, dans lequel je vous conseille de vous laisser emporter.
Tiphaine Hubert
La mort de Spirou
Abitan-Guerrive-Schwartz
Dupuis
Date de parution : 26 août 2022
ISBN : 9782800173832, 64 pages, 12.97€
Les éditions Dupuis préparent leurs 100 ans, mais le directeur est sur les nerfs : Spirou et Fantasio ont disparu ! Suite à un article de Seccotine bien trop enjoué sur la cité de Korallion (Voir Spirou et les Hommes-bulles) devenu un complexe de tourisme, les deux amis sont partis voir sur place. Pour quelle raison ? Que c’est-il passé ? Seccotine n’est pas du genre à faire de la publicité, c’est une journaliste sérieuse. Et puis ne serait-ce pas l’affreux Zorglub qui se cache derrière le pseudonyme de Buzz Lorg ? Il n’en faut pas plus à nos trois sympathiques héros de toujours – n’oublions pas Spip ! – pour aller voir ce qui se trame sous les fonds marins.
Un Spirou et Fantasio qui reprend les codes des classiques de Franquin avec un dessin délicieusement désuet (par Olivier Schwartz qui avait déjà réalisé l’album très remarqué Le groom vert-de-gris) pour une histoire hautement moderne. On retrouve les personnages de l’univers Spirou mais aussi de Gaston Lagaffe dans une histoire simple mais bien rythmée qui saura vous tenir en haleine jusqu’au tome 2. Un grand bravo aux trio d’auteurs dont Sophie Guerrive (Tulipe, le club des amis) et Benjamin Abitan qui signent leur premier scénario dans cet univers.
Slava
Pierre-Henry Gomont
Dargaud
Date de parution : 26 août 2022
ISBN : 9782505115250, 104 pages, 22.35€
“On est des Russes, Nina. On survit. Le trafic coule dans nos veines. Avant, pendant, et après le communisme. »
Le communisme est mort. Nous sommes en Russie, dans les années 90. Slava est peintre. Ou plutôt il l’était. Il avait même du succès ! Mais ce qu’il peignait, c’était le zèle de la jeunesse dans une société régie par des principes pesants. Depuis qu’une vie nouvelle lui a enlevé son gagne-pain, le voilà à suivre Dimitri Lavrine dans ses maraudes pour vendre à des riches ce qu’ils vendront à des plus riches encore. Dans ce pays où tout s’achète et tout se vend, nos deux compères vont tomber sur des valeureux qui n’ont jamais rien attendu de leur gouvernement. Ni avant, ni maintenant.
Voici un premier tome des plus plaisants ! Si nous avions déjà vu le graphisme de Pierre-Henry Gomont s’illustrer dans la représentation de la luxuriante jungle d’Afrique Équatoriale (Malaterre) ou encore dans la superbe de Lisbonne (Pereira Prétend), le voici grandiose dans l’exploration de la richesse de l’architecture de l’ex-URSS et de ses immenses paysages enneigés. Un plaisir pour les yeux et pour l’esprit, car l’auteur sait aussi bien manier ses crayons que les dialogues. Un récit aux personnages charismatiques et tellement bien construit qu’on ne trouvera pas dommage qu’il s’étale sur trois tomes. L’auteur l’explique en préambule : il a écrit ce livre avant que n’éclate le conflit que nous savons. Il espère avoir mis en avant, avec un peu de légèreté, qu’un peuple n’est pas son dirigeant. Je dirais même plus : le peuple est multiple et comme moi, vous aurez très certainement hâte de prendre des nouvelles des personnages de Slava dans le tome 2 à venir.
Tiphaine Hubert
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